Tiphaine Populu de La Forge

Textes

Dans le creux de l’instant, là où le passé flirte avec l’avenir, la série Solastalgia de Tiphaine Populu de La Forge s’érige comme un monument invitant à la réflexion. Les textures craquelées, les couleurs délavées et les papiers peints délabrés racontent l’histoire d’un monde en décomposition tandis que des éclats de lumière révèlent la beauté résiduelle d’un espace délaissé. Les intérieurs désolés côtoient des vues aériennes issues d’archives de l’Agence spatiale européenne (ASE), témoignant du lien fragile qui unit l’humain et son environnement. « En juxtaposant ruine domestique et vue satellite, j’installe la métaphore. La symbolique du mur – maison, obstacle, déni, repli – pose l’éventail des enjeux environnementaux contemporains. Ses stigmates – craquelures, brûlures, moisissures – sont une voie simple pour passer du microcosme de la maison au macrocosme de la planète », relate la photographe autodidacte, qui a débuté ce projet en 2022. Cette dualité interroge notre rapport à la nature et à notre propre lieu de vie. Une réalité complexe dans laquelle les murs usés racontent des histoires de désespoir et de résilience. Pour l’artiste, confronter une image satellite à son imaginaire de la catastrophe lui permet d’obtenir une preuve visuelle de ce qu’elle avance : « C’est le bout du monde, mais c’est aussi chez nous, parce que la planète, c’est notre maison. » Formée aux lettres modernes et à l’histoire de l’art, Tiphaine Populu de La Forge dévoile une sensibilité unique dans son approche photographique. Et pourtant, rien ne la prédestinait au médium. Durant de longues années, elle a préféré le dessin et l’écriture, jugés « plus à même de saisir le foisonnement de [ses] idées ». Son parcours prend un tournant décisif face à la maladie de son grand-père photographe. En héritant d’une chambre d’atelier et en apprenant les secrets du collodion humide dans les livres anciens, elle découvre l’art de capter le monde à travers un objectif. L’approche poétique émanant de ses diptyques réside dans son choix de travailler avec un matériel argentique. Un Rolleiflex, qui, selon elle, répond à la frénésie de notre époque : « J’ai besoin de fabriquer et d’aller contre la position de notre société, toujours tendue vers le progrès et la vitesse. Malgré les embouteillages dans ma tête, je travaille lentement et capture finalement peu d’images. » L’attente, la lenteur, l’empreinte d’un temps suspendu deviennent ainsi des éléments cruciaux de sa pratique. La photographe utilise un trépied pour chacune de ses prises de vue. Telle une béquille ou une ancre, le support se transforme en une forme de « stabilité au milieu des tempêtes » et lui permet de dresser un portrait aussi méticuleux que nostalgique de notre planète, emmurée dans une profonde détresse.
Ces dernières années, dans divers débats environnementaux, analyses sociologiques ou encore projets artistiques, une notion ne cesse de se révéler au grand public : la solastalgie. Ce concept, théorisé en 2003 par Glenn Albrecht, philosophe australien spécialisé dans l’environnement, désigne la douleur de perdre son lieu de réconfort, qu’il s’agisse de notre maison ou notre planète. Il fait écho à notre rapport à la nature en déclin. « Ce mot est construit à partir de “solacium”, signifiant en latin consolation, réconfort, et “algie”, suffixe présent dans nostalgie et renvoyant à la douleur. La solastalgie n’est pas une simple inquiétude et diffère de l’écoanxiété en ce qu’elle est tournée vers le passé et le présent. La ruine est le passé que l’on perd et qui s’effrite au présent », précise l’artiste, ancienne professeure de littérature française. En s’intéressant au parallèle effectué entre la détresse environnementale et psychique, Tiphaine Populu de La Forge crée une conversation visuelle entre l’intime et l’universel. Chaque prise de vue devient un miroir de notre époque, réfléchissant non
seulement notre réalité, mais surtout la douleur d’une Terre qui pleure ses blessures. Dans un monde où l’urgence écologique s’impose chaque jour davantage, Solastalgia interroge avec justesse le rôle que peut jouer l’art, en particulier le 8e art, dans la sensibilisation aux problèmes environnementaux. « Utilisée par les scientifiques et documentaristes dans leurs investigations, la photographie aide à la compréhension du monde. Ainsi, on a tous·tes en tête un imaginaire lié au dérèglement climatique. Mais notre cerveau repousse les images de catastrophes ou s’y habitue. Les spécialistes alertent depuis des décennies. Pourtant, on piétine, voire recule. On emprisonne les défenseur·es de l’environnement, on abreuve celles et ceux qui le sapent. Le dernier gouvernement est une aberration écologique. Les instances de protection de la biodiversité disparaissent, mais pas les accointances avec l’industrie pétrolière », s’insurge Tiphaine Populu de La Forge. La photographie lui permet d’atteindre le politique par le biais du sensible et de mettre des réflexions
à disposition des spectateur·ices, « du moins, celles et ceux qui entrent en contact avec l’art », spécifie-t-elle. Les clichés de Tiphaine Populu de La Forge sont des fenêtres ouvertes sur des réalités souvent ignorées mais cruciales, nous incitant à réfléchir à notre rôle au sein de cet univers en mutation. Dans un monde où tout semble éphémère, son travail nous rappelle que chaque mur, chaque glacier, chaque forêt, chaque instant sont chargés de sens, à condition d’ouvrir ses yeux et son coeur. #

Cassandre THOMAS, journaliste indépendante, autrice pour le magazine Fisheye.
« Planète en ruines », Fisheye #68, novembre 2024


Rien de tel que la fusion intime plastiquement opérée entre le microcosme de la demeure et le macrocosme de la planète pour nous faire ressentir que la ruine domestique menace tout notre globe. Les diptyques de Solastalgia réalisés par Tiphaine Populu de la Forge nous motivent à partager cette éco-anxiété qui nous tient, d’une jeune génération comme celle de la photographe à celles des générations qui l’ont précédée. Son subtil travail de couleurs et de matières montre l’espace en fiction d’une maison en ruine prolongé par des détails documentaires d’images satellites du programme de l’Union Européenne pour l’observation et la surveillance de la Terre. Une certaine beauté de la catastrophe annoncée ne rend pas moins puissant cet avertissement photographique.

Christian GATTINONI, directeur artistique du festival Fictions Documentaires, critique d'art, enseignant à l'ENSP d'Arles de 1989 à 2016, photographe et rédacteur en chef et cofondateur de la revue en ligne lacritique.org

pour Solastalgia, dans le cadre de la 6ème édition du festival Fictions Documentaires (15 nov.- 17 dec. 2022)


Tiphaine POPULU DE LA FORGE instille des gouttes de collodion humide dans ses yeux pour regarder autrement, créer un passé imaginaire. Le temps de pose devient durée argentique, s’éprouve au palladium-platine, rejoint les pionniers de la photographie. Comment habiter en soi, alors que le corps se délabre, à l’instar de ces maisons à l’abandon, où les lambeaux de papier peint sont une peau d’avant, une peau d’antan, en nostalgie d’instants ? Comment se regarder, entre fragile nudité, absences et impermanences ? Écouter le murmure de murs oubliés. Dessiner l’image intime enfouie au plus profond de soi. Vivre le corps performances, le corps histoires, le corps écritures. Déchiffrer les fêlures, les Défaillances ou évanescences, pour recomposer un voyage intérieur en noir et blanc, oscillant entre frictions et fictions. Une quête inlassable, qui interroge la mémoire, la fuite du temps, le portrait où l’accessoire devient sens d’identités. Puis surgit un autre regard, coloré de pastel, celui de l’inquiétude face au changement de climat. Solastalgia investit des chambres désertées. Visions prémonitoires, où sécheresse, pollution, grêlons et extinction des oiseaux semblent s’imprimer sur les cloisons et les plafonds. Impressions d’immenses photographies, que l’œil révèle, bien avant le déclencheur et l’alchimie secrète de la chambre noire. Épreuves grandeur nature. Images divinatoires, où une chaise devient signe de fuite, une porte dérobée recherche d’issue de secours, un radiateur perdant son eau allégorie de la fonte de la banquise.

Comment habiter ce monde mutant ? Périls en la demeure pourrait être le trait d’union de ces images, mystérieuses et fascinantes. 

René-Charles GUILBAUD, Historien d'art, octobre 2019


Je ne sais pas comment présenter le travail de Tiphaine, mais je peux dire pourquoi il m’a plu. Notre rencontre s’est faite autour des procédés anciens. J’avais déjà vu des ambrotypes, originaux et reproductions, mais ce procédé ne me séduisait pas énormément. Cette technique est difficile, c’est du collodion humide. Il faut donc préparer la plaque, l’exposer plusieurs secondes puis la développer dans un temps très court, car dès qu’elle est sèche, il est impossible de la traiter. Cette procédure délicate est si contraignante qu’une grande majorité d’ambrotypistes se limitent au portrait. La pose est généralement figée à cause du long temps de pose et les plaques présentent des tâches, des coulures ou des bords déchirés car l’étendage du collodion sur le verre est un geste difficile à maîtriser. Bref, au simple énoncé du mot "ambrotype", je sais déjà ce que je vais voir. Avec Tiphaine, je croyais savoir... et j’avais tort. Avec ses images elle m’a surpris, et c’est tout ce que j’espère de la photographie : la surprise.

Pascal MIELE, journaliste pour Chasseur d’Images,

pour Défaillances, dans le cadre de l'exposition à la galerie Veyssière Sigma (Tours), janvier 2017.


Des visions spectrales dans l'objectif centenaire

Fille et petite-fille de photographes, Tiphaine Populu a remonté une chambre photographique d’atelier. L’atmosphère surnaturelle des clichés (d)étonne.

Montée sur son trépied à roulettes, la chambre photographique d'atelier, avec ses deux soufflets, impressionne par sa taille, sa complexité avec des pièces métalliques, en bois et en verre.
Mais plus impressionnant encore est Tiphaine Populu. Cette jeune femme frêle, au regard félin, aux longs doigts effilés, a redonné vie à cet appareil centenaire.

Fille et petite-fille de photographes installés à Monts, elle vient à son tour, et surtout à sa façon, prendre des clichés. Une façon de respecter la parole donnée à son grand-père décédé en 2012 : « Il m'a fait promettre qu'on était immortel… Une promesse difficile à tenir. »

Apparition éthérée

Elle pense, réfléchit, se dit que cette chambre pourrait capter les images qu'elle voudrait dessiner. Très déterminée, elle se met en quête des parties manquantes : l'optique avec le viseur, la partie arrière qu'elle fait refaire par un menuisier pour pouvoir fixer les plaques en verre. Entre-temps, elle achète de petits modèles à soufflets, légers, pratiques, pour se faire la main. La littéraire éprise de poésie, aussi passionnée d'histoire de l'art, se plonge dans de vieux ouvrages scientifiques, techniques. Elle apprend toute seule à faire ses préparations, des mélanges chimiques pour la technique du «collodion humide» afin d'obtenir différents effets sur la plaque en verre. « Je n'ai jamais fait de stage. Ma première photo sur verre est sortie avec beaucoup d'émotion, un jour de Noël. »

À Tours, elle présente sa première exposition. Des images surprenantes, comme sorties d'un autre temps, celui des spirites qui s'ingéniaient à capturer des apparitions de corps célestes ou de fantômes.
Sans chercher à reproduire des clichés à l'ancienne, Tiphaine Populu se prend en photo, parfois dévêtue, dans des mises en scène intimistes, avec de vieux objets chinés par elle, ou ses parents qui se distinguent comme s'ils apparaissaient en relief. Grâce à la magie de la chambre à soufflets, Tiphaine semble lointaine, éthérée, spectrale, comme une apparition chez Poe. Naît alors un univers à la Tim Burton. « Pendant les quelques minutes dont je dispose pour la pose, j'ai l'impression de me dédoubler, de m'abandonner. » Cette éternité dure quelques secondes."« Défaillances », exposition galerie Veyssière-Sigma au 25, rue Colbert jusqu'au 5 février.

Raphaël CHAMBRIARD, journaliste La Nouvelle République, 30 janvier 2017 dans le cadre de l'exposition Défaillances à la galerie Veyssière Sigma.



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